SÉISME DU 21 MAI
Le gouvernement savait !
Les autorités pouvaient-elles ignorer qu'un séisme dans la région d'Alger allait être dévastateur ?
Dès la réception de cette étude, le gouvernement aurait dû classer Alger et Boumerdès en " zone sismique trois " au lieu d'un classement en " zone deux " en vigueur actuellement, estiment les spécialistes. Mais pour des raisons étranges, les conclusions de l'étude du cabinet Swann, classée " Confidentiel défense ", n’ont jamais été prises en compte par les décideurs.
Selon nos informations, le ministère algérien de l'Habitat a été, dès la fin de l'année 2000, destinataire d'un rapport des plus inquiétants sur l'état des constructions dans l'Algérois et les risques qui pesaient sur la région en cas de violent tremblement de terre. L'auteur de l'étude, le cabinet américain Swann, mettait sévèrement en garde les autorités algériennes sur les conséquences d'un séisme à Alger et ses environs et préconisait des mesures urgentes pour réduire les risques sur les populations locales en cas de forte secousse. L'étude, réalisée à la fin des années 1990, portait sur la situation sismique dans six wilayas du centre du pays : Alger, une partie de Boumerdès, Bouira, Tipasa, Blida et Médéa. Pour les deux premières zones, Swann avait détecté des accélérations sismiques jugées très importantes : elles sont de l'ordre de 0,25 G au lieu de 0,15 G pris en compte par les spécialistes dans leurs calculs pour la réalisation des groupes d'usage de référence : constructions à usage d'habitation, écoles ...
UN RAPPORT " CONFIDENTIEL DÉFENSE "
Les autres constructions sensibles, comme les sites de la Défense nationale ou les hôpitaux, sont réalisées selon des critères plus sévères. Elles sont donc moins exposées aux séismes. Dès la réception de cette étude, le gouvernement aurait dû classer Alger et Boumerdès en " zone sismique trois " au lieu d'un classement en " zone deux " en vigueur actuellement, estiment les spécialistes. Mais pour des raisons étranges, les conclusions de l'étude du cabinet Swann, classée " Confidentiel défense ", n'ont jamais été prises en compte par les décideurs. " Quand on veut construire un immeuble ou un ouvrage d'art, on fait un certain nombre de calculs. Tous les éléments qui entrent dans l'équation, comme par exemple la nature du sol, la hauteur et le poids de la construction, sont connus d'avance, à l'exception de l'accélération sismique qui varie d'une région à une autre. Et c'est en fonction de son importance qu'on détermine la méthode qui sera utilisée dans la construction ", explique un spécialiste en bâtiment, qui a requis l'anonymat. L'Algérie, qui classe ses zones d'accélération sismique par wilaya, a déjà lancé de nombreuses études, souvent confiées à des cabinets étrangers. En fonction de la sismicité d'une région, trois méthodes sont utilisées dans les constructions : le système poteaux-poutres, les voiles et un système mixte qui allie à la fois les voiles et les poteaux-poutres.
À Alger et à Boumerdès, c'est le premier système qui a été utilisé pour la réalisation de la majorité des constructions, anciennes et récentes. Il a l'avantage d'être moins coûteux que les deux autres et surtout facile à exécuter. " Les entrepreneurs algériens ont recours à cette méthode parce que c'est la plus facile, explique notre spécialiste. Un simple maçon peut construire un immeuble avec le système poteaux-poutres, alors que les constructions en voile demandent plus de technicité et de savoir-faire que les petits entrepreneurs algériens ne possèdent pas. Les grandes entreprises d'État avaient seules la maîtrise de cette méthode, mais elles ont presque toutes disparues et les collectivités locales ne confient plus de projets immobiliers à celles qui ont survécu aux démantèlements. "
DES PETITS ENTREPRENEURS INCOMPÉTENTS
La majorité des marchés de construction a donc été attribuée à des petites entreprises en bâtiment. Ces dernières, qui appartiennent parfois à des affairistes, ne maîtrisent pas, le plus souvent, les techniques de construction en zones sismiques et profitent surtout de l'absence de tout contrôle de la part des autorités.
L'Algérie, qui s'est lancé depuis quelques années dans un vaste projet de lutte contre la crise du logement, ne s'est pas souciée des contraintes sécuritaires liées aux constructions. Et la classification d'Alger et de Boumerdès en " zone sismique deux " permettait aux entreprises de construction de réaliser des bâtiments de sept étages avec le système des poteaux-poutres, alors que si les deux wilayas avaient été classées en " zone trois ", comme le préconisait le rapport Swann, la hauteur des immeubles construits en poteaux-poutres ne pouvait pas excéder trois étages.
Pis, pour les spécialistes, le gouvernement algérien avait les moyens d'agir dès la réception du rapport du cabinet américain. Les autorités avaient, en effet, la possibilité de prendre un certain nombre de précautions, comme le renforcement avec des voiles les constructions en poteaux-poutres déjà réalisées et de prescrire cette méthode pour les constructions individuelles et collectives à venir qui dépasseraient les trois étages. Surtout que le surcoût engendré par l'utilisation d'une méthode mixte ou des voiles n'excéderait pas 5% du coût total de la construction, estime notre spécialiste. Les immeubles vétustés auraient pu être démolis et leurs occupants relogés dans d'autres lieux plus sûrs. Aujourd'hui, pour beaucoup de spécialistes, c'est l'évidence : si le gouvernement avait agi à temps, le bilan du tremblement de terre du 21 mai, qui avait fait plus de 2 300 morts, aurait sans doute été moins lourd.
Le cabinet américain vient d'achever une nouvelle étude sur l'état des accélérations sismiques à Mascara et à Chlef et il entame une étude sur la situation sismique à Aïn Témouchent.
Peut-être que, cette fois, les autorités liront plus attentivement ses conclusions pour éviter de nouvelles catastrophes.
De Paris : LOUNÈS GUEMACHE
Liberté jeudi 14 aout 2003