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mardi 23 juillet 2013

Une interview exclusive de Haroun Tazieff (27.10.1980)


Le célèbre vulcanologue français, qui, par ailleurs, fait partie du comité de défense d' « Afrique-Asie », donne son point de vue sur la tragédie d'El-Asnam.

« AFRIQUE-ASIE ». — Pour la deuxième fois, El-Asnam est meurtrie. En tant que spécialiste, vous aviez déjà étudié la catastrophe de septembre 1954, puis vous avez eu l'occasion de développer votre réflexion sur cette calamité naturelle. Quelles sont vos premières impressions ?

HAROUN TAZIEFF. — La catastrophe de 1954 a révélé la fragilité de la zone d'El-Asnam, et, depuis lors, j'ai très rapidement pu me convaincre que, du moment qu'un séisme violent se produit quelque part, il est absolument certain qu'il se reproduira au même endroit et avec au moins la même violence. La seule chose qui est totalement impossible à prédire, c'est l'intervalle entre deux secousses destructrices.

Il y a plusieurs types de régions sismiques de par le monde. Les plus exposées ont des séismes destructeurs très fréquents. C'est le cas de toute la ceinture de feu du Pacifique, aussi bien au Chili, au Pérou, en Californie, en Alaska, au Japon, aux Philippines ou encore en Chine. Puis il y a des régions où les séismes sont aussi très fréquents mais moins violents, bien qu'ils atteignent tout de même parfois une magnitude de 8 de l'échelle de Richter. Je veux parler du nord de l'Inde, de l'Himalaya, de l'Afghanistan, de l'Iran et de la Turquie. Puis, plus à l'ouest, toujours dans la même bande, les tremblements de terre sont encore légèrement moins violents, mais toujours destructeurs et meurtriers. C'est le cas de la Grèce et de la Yougoslavie. Puis cette bande revient vers le sud-est, la Sicile, la Tunisie et le Maghreb, qu'elle traverse en écharpe pour aller mourir dans l'Atlantique, à Agadir. Le tremblement de terre qui vient de se produire est, je crois, le plus violent jamais enregistré en Afrique.

Sismisite de l'Algerie 1716-1975


Le risque existe donc qu'il se reproduise ...

Oui. Il est surprenant qu'il se toit produit aussi vite, mais il était prévisible, comme l'est le prochain, qui aura lieu dans cinq ans, dans vingt ans, à peu près, au même endroit. Et peut-être aussi dans d'autres endroits, car c'est toute une zone instable qui va de Tunis jusqu'à Agadir, une ligne presque droite, que les sismologues connaissent bien.

Y a-t-il des parades ?

Il n'y a qu'une seule chose à faire, une solution, qui est de construire des bâtiments qui résistent aux chocs, même les plus violents. J'ai vu des immeubles de trente étages qui ont parfaitement résisté à des chocs dix ou douze fois plus violents que celui d'El-Asnam. Ils ont résisté parce qu'ils étaient construits dans le respect total de toutes les règles de l'architecture parasismique. Ces règles sont parfaitement connues : elles sont appliquées aux Etats-Unis, au Japon et dans d'autres pays. Cela coûte évidemment un peu plus cher, mais infiniment moins cher que lorsque la catastrophe arrive, comme c'est le cas d'El-Asnam.

L'avenir consiste à bâtir uniquement des bâtiments capables de résister. Ce peut être aussi bien de grands bâtiments en béton, mais bien armé, que de grands bâtiments modernes en acier et en verre ou de petites maisons, notamment les maisons de bois, qui sont idéales parce que souples.


Il semble qu'il y ait une controverse à propos de ce problème de construction et de normes parasismiques, concernant précisément El-Asnam. On dit qu'après 1954 le plan de reconstruction n'a pas obéi à ces normes et qu'il y a eu du laxisme dans la façon dont la ville a été reconstruite. Quel est votre point de vue ?

A cette époque, l'Algérie était considérée comme un département français. Et, comme telle, elle était gérée comme le sont les départements de l'Hexagone ou les départements d'outre-mer, notamment ceux que je connais bien (la Martinique et la Réunion). Et pas plus en France qu'outre-mer on n'impose quoi que ce soit à ceux qui bâtissent : ils peuvent construire en bénéficiant de la plus grande tolérance de l'administration. Donc, je serais très surpris que l'administration de l'époque ait imposé le respect des normes parasismiques à ceux qui rebâtissaient El-Asnam.

D'où, par conséquent, un « bâclage » de certains promoteurs ...

Que certains de ces bâtisseurs aient d'eux-mêmes appliqué certaines normes est plus que vraisemblable. Tous les constructeurs ne sont pas intéressés par le seul profit ; il y en a qui ont tout de même une morale. Mais, quelques années plus tard, l'extraordinaire faculté d'oubli que l'on a pour les catastrophes passées a joué. Puis il y a eu la guerre, qui a occupé les esprits bien plus longtemps et qui a été, évidemment, quelque chose de beaucoup plus important que le séisme. En sorte que l'on n'a pas jugé nécessaire d'appliquer les normes parasismiques. Quant à ceux qui ne l'auraient pas oublié, mais qui étaient motivés avant tout par le désir de faire de gros bénéfices, ils ont profité de cette faculté d'oubli pour construire à leur guise. Voilà comment j'explique le fait que cette ville était très mal reconstruite.


Vous pensez qu'il est possible de reconstruire El-Asnam ?

Je pense que oui. Évidemment, c'est un avis qu'il ne faut pas prendre à la lettre, je n'ai pas du tout étudié la région. Il faudrait faire faire une étude sérieuse, par des gens compétents et courageux, assez courageux pour dire ce qui peut déplaire aussi bien au pouvoir politique qu'au pouvoir de l'argent. Et, dans le monde entier, sauf dans les vraies démocraties, les experts sont pour la plupart intelligents et compétents, maïs très peu sont assez courageux pour donner des avis opposés aux souhaits du pouvoir politique et du pouvoir de l'argent.

Vous dites que les tremblements de terre sont prévisibles. Dans quelle mesure ? Et est-ce possible sur un plan pratique ?

Ce que l'on peut dire, c'est qu'il ne faut accorder aucune créance aux possibilités de succès de la prédiction. Selon moi, et dans l'état actuel de la science, on ne peut prévoir l'éclatement d'un tremblement de terre de façon pratique. On a réussi à en prévoir un en Chine, il y a une demi-douzaine d'années, mais c'était dans des circonstances exceptionnellement favorables, aussi bien du côté du tremblement de terre lui-même, qui s'est annoncé, ce qui est très rare, que du côté des hommes, à la fois nombreux, compétents et travailleurs. Si on arrive à une prévision valable sur dix mille, ce sera déjà pas mal. Mais ce ne sera toujours pas opérationnel. On ne va pas évacuer des villes quand il y a une chance sur cent pour que le séisme se produise à la date indiquée. Pour que l'évacuation soit pratiquement faisable, il faut que les chances d'erreur soient équilibrées, que sur cinquante annonces de catastrophe, il s'en produise vingt-cinq ; or cela, on n'y arrivera jamais, pour de nombreuses raisons scientifiques. Donc, il faut se garder de cette tendance à vouloir gaspiller des sommes colossales dans des prévisions qui seront fatalement inapplicables du point de vue pratique.



Que faut-il faire, alors ?

La seule chose à faire est de construire valablement et d'éduquer la population.

Quand un tremblement de terre se produit, les bâtiments tombent au bout de dix secondes, vingt secondes ou trente secondes. La durée d'une secousse joue un très grand rôle dans sa « destructivité ». On laisse croire aux gens que c'est instantané, or les quelques enquêtes que j'ai faites moi-même sur les tremblements de terre destructeurs indiquent que les secousses sont progressives. Les bâtiments les plus faibles tombent vite, puis les autres sont ébranlés, fissurés avant de s'effondrer. C'est assez long.

Je crois que la secousse d'El-Asnam a duré soixante-dix secondes, ce qui est long. Beaucoup de secousses ne durent que quelques secondes, mais plut la secousse est de haute magnitude, plus cela semble durer longtemps.

Le séisme du Chili, que j'ai le mieux étudié, a eu des secousses qui ont duré plus de trois minutes. Donc, la première chose qu'il faut apprendre aux gens, c'est garder leur sang-froid, ne pas perdre la tète, comme dans tous les types d'accident.

Cela signifie quoi, précisément, quand la terre se met à trembler ?

Cela veut dire que si on est au rez-de-chaussée ou au premier étage il faut s'enfuir par la porte ou la fenêtre et se mettre loin des bâtiments. Et si on ne peut pas sortir, il faut se réfugier sous un lit épais, un matelas et un sommier — cela protège des pierres qui tombent —, ou se mettre dans les embrasures de fenêtres, de portes, qui sont souvent plus protégées que le reste parce qu'il y a généralement un linteau qui, bien souvent, tient, comme je m'en suis rendu compte personnellement.

Propos recueillis par BOUZID KOUZA
Afrique Asie Lundi 27 octobre 1980

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